II
L’UNIJAMBISTE

L’amiral Sir Owen Godschale regarda son domestique poser une carafe de bordeaux sur la petite table avant de se retirer. Dehors, derrière les hautes fenêtres, le soleil resplendissait. L’air chaud empli de poussière paraissait bien lointain, tout comme le fracas assourdi des charrettes qui se succédaient sans fin.

Bolitho prit le temps de goûter le bordeaux, assez surpris de constater que l’Amirauté lui donnait toujours ce sentiment de malaise qui le mettait sur la défensive. Tout avait changé pour lui, bien sûr. Adam et lui-même avaient été introduits dans une petite bibliothèque très proprement meublée, pièce assez différente des grands salons qu’il avait connus dans le temps. Ils étaient bondés d’officiers de marine, des capitaines de vaisseau pour la plupart, à première vue. Ils attendaient impatiemment d’être reçus par un officier général ou par son secrétaire pour demander une faveur, supplier qu’on leur accordât un commandement, de nouveaux vaisseaux, enfin, tout ou presque. J’ai été comme eux, s’était-il dit. Il ne s’était toujours pas habitué à cet air de respect, de servilité des domestiques et des huissiers de l’Amirauté.

L’amiral était un bel homme fort bien bâti qui s’était distingué pendant la guerre d’Indépendance américaine. Contemporain de Bolitho, il avait d’ailleurs été promu capitaine de vaisseau le même jour que lui. On ne reconnaissait plus grand-chose du jeune et fringant capitaine de frégate qu’il avait été, songea Bolitho. Godschale s’était enrobé, ses mains et ses traits étaient pâles comme s’il n’avait pas été à la mer depuis des années.

Il n’avait pas l’intention d’occuper trop longtemps ses hautes fonctions actuelles et semblait décidé à éviter tout ce qui risquait d’entraver son ambition : siéger à la Chambre des lords. Il lui disait :

— Cela réchauffe le cœur de lire le récit de vos exploits, sir Richard. Nous autres, à l’Amirauté, nous sentons bien loin des opérations réelles, que nous nous bornons à prévoir et qui, avec l’aide de Dieu, nous permettront de connaître enfin la victoire.

Bolitho se détendit un peu. Il songeait aux commentaires acerbes de Nelson sur ceux qui font la guerre « avec des mots et du papier ». Adam était assis à l’autre bout de la pièce, très attentif. Il n’avait pas touché à son verre. Sa présence était-elle un pur geste de courtoisie, ou bien faisait-elle partie d’un complot pour le mêler à cet entretien ?

Godschale en restait à son entrée en matière.

— La prise de ce galion a été un tel exploit, quoique… (il traîna un peu sur ce mot)… d’aucuns aillent jusqu’à penser que vous ne vous êtes pas suffisamment ménagé. Votre rôle consiste à commander et à faire profiter les autres de votre expérience, mais c’est du passé. Il nous faut penser à l’avenir.

— Est-ce pour cela que l’on m’a fait revenir, sir Owen ? demanda Bolitho.

L’amiral se mit à sourire en jouant négligemment avec son verre vide.

— C’est pour vous mettre en situation de savoir ce qui se passe en Europe et de vous récompenser pour votre vaillante action. Je crois savoir que le bon plaisir de Sa Majesté serait de vous accorder la distinction de colonel honoraire des fusiliers marins.

Bolitho contemplait ses mains. Quand Godschale allait-il en venir au fait ? Une distinction de colonel honoraire ne se révélait utile qu’en cas de conflit avec l’armée au cours d’une campagne un peu délicate, mais ne justifiait guère que l’on vous éloignât ainsi de votre escadre.

Godschale reprit :

— Nous pensons que les Français regroupent leurs forces en différents endroits. Votre transfert à Malte vous permettra de répartir votre escadre avec le maximum d’efficacité.

— On dit que les Français sont à la Martinique, sir Owen. Nelson a déclaré…

L’amiral montra les dents, comme un renard bienveillant.

— Nelson peut se tromper lui aussi, sir Richard. Il est peut-être le petit chéri de tout le pays, cela ne le met pas à l’abri d’une éventuelle erreur de jugement.

L’amiral sembla découvrir la présence d’Adam pour la première fois.

— Je suis également en mesure d’annoncer à votre neveu – et j’en suis très heureux – qu’il est promu capitaine de frégate à compter du 1er juin. Ce glorieux jour du 1er juin, hein, commandant ? poursuivit-il, arborant un large sourire, comme s’il était fort satisfait de lui-même.

Adam regarda d’abord l’amiral, puis Bolitho.

— Eh bien, je vous en remercie, sir Owen !

— Vous avez fait plus que mériter votre promotion, répondit l’amiral en pointant le doigt. Si vous continuez ainsi, je ne vois pas ce qui pourrait ralentir votre avancement, hein ?

Bolitho voyait des émotions variées se succéder sur le visage d’Adam. Une promotion, espoir et rêve de tout jeune officier. Encore trois ans, et il pouvait être capitaine de vaisseau. Mais s’agissait-il d’une juste récompense ou lui graissait-on la patte ? Ce nouveau grade signifiait aussi : nouveau commandement, peut-être même une frégate, ce dont il avait constamment parlé ; il suivrait l’exemple de son oncle, de son père. A ceci près que Hugh avait choisi le mauvais bord.

Godschale se tourna vers Bolitho.

— Cela fait plaisir de s’entretenir avec vous, sir Richard. Vous avez connu une longue, longue ascension depuis les Saintes, en 82. Je ne sais pas si beaucoup de gens peuvent imaginer combien tout cela est dur, combien il est facile de tomber en disgrâce, et parfois sans que cela soit notre faute, hein ?

Il avait dû sentir une soudaine froideur dans les yeux de Bolitho car il se hâta d’ajouter :

— Avant que vous quittiez Londres pour regagner Gibraltar, il faut absolument que vous soupiez chez moi – et, avec un bref regard à Adam : Ainsi que vous, naturellement. Nos épouses, quelques amis, ce genre de chose. Cela ne fait de mal à personne…

Voilà qui n’est pas exactement une invitation, se dit Bolitho, plutôt un ordre.

— Je ne suis pas sûr que Lady Belinda soit encore à Londres. Je n’ai pas encore eu le temps de…

Godschale se tourna de manière marquée vers une pendule dorée.

— Parfait : vous êtes un homme occupé. Mais n’avez crainte, ma femme l’a vue, pas plus tard qu’hier. Elles se tiennent compagnie tandis que vous et moi nous occupons de ces horribles choses de la guerre ! – et, avec un petit rire : Affaire conclue, prononça-t-il.

Bolitho se leva. De toute manière, il l’aurait vue, mais comment expliquer qu’il n’ait pas reçu un mot d’elle ni de Catherine ? Il s’était rendu seul dans sa demeure, en dépit des protestations d’Adam, mais n’avait pas dépassé l’entrée. Un valet de pied à l’allure imposante lui avait assuré qu’on l’informerait de sa visite, mais que le vicomte Somervell avait quitté le pays une fois encore pour le service du roi et que, selon toute vraisemblance, la vicomtesse l’accompagnait.

Il en savait un peu plus que ce qu’il voulait bien dire. Et Godschale également. Même ces commentaires sans avoir l’air d’y toucher à propos d’Adam n’étaient pas innocents. Cette promotion était méritée, il l’avait gagnée sans bénéficier d’aucune faveur ni porter tort à quiconque.

Dehors, l’air semblait plus pur, et Bolitho demanda à Adam :

— Alors, qu’en avez-vous pensé ?

Adam haussa les épaules.

— Je ne suis pas assez bête pour ne pas avoir senti la menace, mon oncle – et, relevant le menton : Qu’attendez-vous de moi ?

— Vous risquez d’être mis en cause, Adam.

Il eut un sourire, sa tension tombait comme un masque dont on cherche à se débarrasser.

— Mais je suis déjà impliqué, mon oncle !

— Très bien. Je vais me rendre à cette demeure dont je vous ai parlé – il sourit à ce souvenir, puis : Browne, qui fut mon aide de camp, dit-il, l’a mise à ma disposition chaque fois que j’en aurais besoin.

Browne avec un e. A la mort de son père, il avait hérité de son titre et siégeait à la Chambre des lords. Bien avant Godschale.

— Je fais passer la consigne, acquiesça Adam – puis, jetant un coup d’œil à la bâtisse imposante et aux passants richement vêtus : Encore que ça ne ressemble guère à un port, ici. Quelqu’un pourrait y disparaître, personne ne le remarquerait. Êtes-vous bien sûr, mon oncle ? continua-t-il avec un regard plus appuyé. Elle est peut-être partie, elle s’est dit que cela valait mieux pour vous ? (Il hésitait.) Et cela vaudrait peut-être mieux. Il semble que ce soit une dame tout à fait distinguée.

— J’en suis sûr, Adam, et merci pour ce que vous venez de dire. Je ne sais pas où se trouve Valentine Keen à présent, et je n’ai pas le temps de lui envoyer un pli. Je ne dispose que de quelques jours, pas de semaines.

Son inquiétude devait transparaître, car Adam le rassura :

— Tranquillisez-vous, mon oncle, vous avez de nombreux amis.

Ils partirent du même pas, le soleil brillait. Des passants regardaient les voitures, et l’un d’eux se retourna en voyant les deux officiers. Il se mit à crier :

— Regardez, les gars ! c’est lui ! – et, agitant son chapeau : Dieu te bénisse, Dick ! Mets donc une autre raclée aux Grenouilles !

Quelqu’un se mit à rire et cria :

— Et n’écoute pas cette bande de salopards !

Bolitho sourit, mais il sentait son cœur prêt à se briser. Il conclut doucement :

— Oui, c’est vrai, après tout, j’ai des amis.

Grâce à son ancien aide de camp, Bolitho fut chaleureusement accueilli dans l’hôtel d’Arlington Street. La gouvernante lui expliqua que le maître était en voyage dans le nord de l’Angleterre, mais elle avait reçu des ordres et les conduisit dans une suite fort agréable au premier étage. Adam disparut presque aussitôt pour aller voir des amis en mesure de lui apporter quelques éclaircissements sur la disparition de Catherine, car Bolitho n’était pas très sûr que cette disparition fût naturelle. Il craignait qu’Adam n’eût raison de penser qu’elle était partie avec Somervell afin de sauver les apparences et leur réputation.

Bolitho quitta la maison de bonne heure le matin. Il eut immédiatement une altercation avec Allday, qui se plaignait de ne pas l’accompagner.

Bolitho avait résisté.

— Nous ne sommes pas sur la dunette, mon vieux, avec des Grenouilles qui se préparent à monter à l’abordage !

— Plus j’y viens, plus je déteste Londres ! avait riposté Allday avec un coup d’œil suspicieux à la rue trépidante.

— J’ai besoin de vous ici, lui avait dit Bolitho, au cas où quelqu’un viendrait. Si vous n’êtes pas là, la gouvernante risque de le renvoyer.

Ou plutôt de la renvoyer, songea Allday, décidément d’humeur sombre.

Le chemin n’était pas long jusqu’à cette place paisible dont Belinda lui avait parlé dans sa dernière lettre.

Il s’arrêta pour observer des enfants qui, sous l’œil de leurs bonnes, jouaient sur le gazon planté au centre de la place. Elles doivent cancaner sur les familles qui les emploient, se dit-il.

L’une de ces petites filles aurait pu être Elizabeth. Il fut bouleversé de songer qu’elle avait dû bien changer depuis la dernière fois qu’il l’avait vue. Elle allait sur ses trois ans. Deux des bonnes lui firent la révérence, il leur tira son chapeau.

Un marin qui rentre de mer et revient chez lui. Cela semblait soudain comique. Comment allait-il désormais mener sa vie ?

La maison était haute, élégante, comme beaucoup de celles que l’on avait construites sous le règne de Sa Majesté. Les grandes marches étaient flanquées de rampes en fer ouvragé et surmontées de trois étages arrivant à niveau avec les maisons adjacentes. Une domestique ouvrit la porte, l’observa pendant de longues secondes. Puis elle s’inclina profondément, bredouilla une excuse, prit sa coiffure avant de l’introduire dans un hall à colonnades dont le plafond peint en bleu était décoré de feuillages dorés.

— Par ici, monsieur.

Elle ouvrit successivement deux portes et s’effaça pour le laisser passer. Il pénétra dans un salon tout aussi ravissant. Le mobilier ne lui disait rien et, selon toute vraisemblance, tapis et rideaux étaient neufs. Il eut une pensée pour sa vieille demeure de Falmouth. En comparaison, ce n’était guère mieux qu’une ferme.

Il alla se mirer dans une haute glace dorée et redressa instinctivement les épaules. Un visage tout bronzé, une vareuse immaculée et un pantalon blanc, mais l’uniforme lui donnait l’air de quelqu’un qui lui était inconnu.

Il essaya de se détendre un peu, de tendre l’oreille pour identifier les bruits divers qu’il devinait au-dessus de sa tête. C’était un autre monde.

Les portes s’ouvrirent brusquement et elle fit irruption dans la pièce. Elle était vêtue en bleu foncé, un bleu qui s’accordait presque avec celui de sa vareuse. Ses cheveux, attachés haut, dégageaient ses petites oreilles et le collier qu’elle portait autour du cou. On sentait qu’elle tentait de se donner une contenance, elle paraissait méfiante.

— Je vous ai fait parvenir un billet, commença-t-il. J’espère que cela vous aura paru convenable.

Elle ne détachait pas ses yeux de lui. Elle l’inspectait, comme pour voir s’il n’avait pas quelque nouvelle blessure, s’il n’était pas défiguré ou s’il n’était pas changé de quelque autre façon.

— Je trouve stupide que vous soyez descendu chez quelqu’un d’autre.

— J’ai pensé que c’était préférable, fit Bolitho en haussant les épaules, le temps de…

— Le temps de voir comment je me comporterais à votre égard, est-ce bien cela ?

Ils se faisaient face et ressemblaient plus à des étrangers qu’à un mari et à sa femme.

— J’ai tenté de vous expliquer dans ma lettre…

Elle le fit taire d’un geste.

— Mon cousin se trouve ici. Il m’a supplié de vous pardonner votre folie, pour notre bien à tous. Votre histoire insensée m’a causé énormément de tracas. Vous êtes officier général, votre réputation est grande, et cela ne vous empêche pas de vous comporter comme un lourdaud de matelot avec une fille sur le port !

Des yeux, Bolitho observait tout autour de lui. Il avait le cœur lourd, aussi lourd que sa voix.

— Quelques-uns de ces lourdauds de matelots donnent leur vie en ce moment même afin de protéger des demeures comme celle-ci.

Elle eut un bref sourire, comme si elle venait enfin de mettre le doigt sur ce qu’elle recherchait.

— Tt-tt, Richard. Votre part de prise, celle de ce galion espagnol, fera plus que couvrir ce genre de dépense. N’essayez pas de détourner hypocritement la conversation.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit, répondit froidement Bolitho.

— Je vois.

Elle s’approcha d’une fenêtre et effleura un long rideau.

— Donc, où se trouve-t-elle, cette femme qui semble vous avoir fait perdre la tête ? – et, avec une brusque volte-face : Je vais vous le dire ! lança-t-elle, ses yeux jetant des éclairs. Elle est avec son mari, le vicomte Somervell, lequel a apparemment décidé d’oublier et de pardonner plus que je ne fais !

— L’avez-vous vu ?

Elle hocha la tête. Elle serrait les doigts très fort sur le rideau, ce qui dénotait assez son état d’agitation.

— Naturellement. Nous étions tous deux fort ennuyés. C’est humiliant, dégradant.

— Je regrette cette situation.

— Mais non ce que vous avez fait ?

— Vous êtes injuste – il la regardait, étonné de rester calme malgré son bouillonnement intérieur. Mais ce n’est pas totalement inattendu.

Elle regardait ailleurs.

— Cet hôtel appartenait au duc de Richmond. C’est une belle demeure, qui me convient parfaitement. Qui vous conviendrait tout aussi bien.

Bolitho entendit du bruit et vit une petite fille passer devant la porte. Il sut immédiatement que c’était Elizabeth, malgré le déguisement dont on l’avait affublée, des dentelles, de la soie bleu pâle.

Elle se retourna un bref instant, elle tenait sa bonne par la main. Elle le regarda sans le reconnaître et reprit son chemin.

— Elle ne m’a pas reconnu, dit Bolitho.

— Et à quoi vous attendiez-vous ? Cela peut changer, dit-elle, la voix radoucie, cela doit changer. Avec le temps…

Il la regardait, essayait de cacher son désespoir.

— Vivre ici ? Renoncer à la mer, alors que notre pays fait face aux plus grands périls ? Mais quelle est cette folie, quels sont ces gens qui ne voient pas le danger !

— Vous pouvez encore être utile, Richard. Sir Owen Godschale est très respecté, à la Cour comme au Parlement.

Bolitho posa les deux mains sur le marbre de la cheminée.

— Je ne peux pas faire une chose pareille.

Elle le regardait dans la glace.

— Alors, accompagnez-moi au moins à la réception et au dîner que donne Sir Owen. Je crois que nous recevrons aujourd’hui une invitation – pour la première fois, elle marquait une hésitation : Afin que les gens sachent que tous ces commérages sont sans fondement. Elle est partie, Richard. N’ayez pas le moindre doute là-dessus. Peut-être a-t-elle eu un sursaut d’honnêteté, ou peut-être a-t-elle vu de quel côté la destinée lui présentait sa meilleure face. Croyez ce qu’il vous plaira, poursuivit-elle en le regardant, souriante. Pour le moment, je pense à vous. Après tout, j’en ai bien le droit !

Bolitho lui répondit d’une voix calme :

— Je vais rester là où je suis jusqu’à demain. J’ai besoin de réfléchir.

Elle hocha la tête. Ses yeux étaient limpides.

— Je comprends. Je connais vos façons. Et demain, nous recommencerons. Je vous pardonnerai, vous devrez essayer d’oublier. Ne salissez pas le nom de notre famille pour une passade. Nous nous sommes séparés en mauvais termes, une part de responsabilité me revient.

Elle l’accompagna jusqu’à l’entrée. Ils ne s’étaient pas effleurés une seule fois, moins encore embrassés.

Elle lui demanda :

— Comment allez-vous ? On m’a dit que vous aviez été souffrant.

Il prit le chapeau que lui tendait humblement la servante.

— Je vais assez bien, merci.

Puis il se détourna et descendit vers la place. Il entendit la porte se refermer derrière lui.

Comment pouvait-il se rendre à cette réception et se comporter comme si de rien n’était ? S’il devait ne jamais revoir Catherine, il ne pourrait en tout cas ni l’oublier ni oublier ce qu’elle avait fait pour lui. Il prononça à voix haute : « Je n’arrive pas à croire qu’elle est partie ! » Les mots avaient jailli malgré lui, il ne remarqua même pas les deux passants qui s’étaient retournés pour le regarder.

Allday l’accueillit, assez abattu.

— Rien de neuf, sir Richard.

Bolitho se laissa tomber dans un fauteuil.

— Allez donc me chercher un verre de quelque chose, je vous prie.

— Un petit vin blanc bien frais ?

Allday le regardait, l’air soucieux.

— Non. Du cognac pour cette fois.

Il en avala deux verres avant de retrouver un peu de calme.

— Pour l’amour de Dieu, je suis à la torture.

Allday lui remplit son verre. C’était sans doute la meilleure chose à faire pour essayer de le faire oublier.

Il fit des yeux le tour de la pièce. Reprendre la mer. Celle-là, au moins, il la comprenait.

Sa tête roula sur sa poitrine et le verre vide tomba sur le tapis.

Le cauchemar qui suivit fut brutal, d’une violence rare. Catherine s’accrochait à lui, les seins nus, on essayait de l’entraîner, ses hurlements lui perçaient le crâne comme des pointes de fer.

Il s’éveilla en sursaut, Allday le lâcha, il paraissait fou d’inquiétude.

Bolitho balbutia :

— Je… je suis désolé, j’ai fait un cauchemar – et, un regard circulaire lui révélant une pièce plongée dans le noir : Depuis combien de temps suis-je ici ?

Allday le fixait tristement.

— Ça n’a plus d’importance à c’t’heure, vous d’mand’pardon – et, montrant la porte du bout du pouce : Y a quelqu’un par ici qui veut vous voir. Voulait causer à personne d’autre.

Le cerveau endolori de Bolitho s’éclaircissait lentement.

— A quel sujet ? il secoua la tête. Pas grave, allez le chercher.

Il se mit sur ses pieds et examina son reflet dans la fenêtre. Je suis en train de perdre la raison.

Allday fit l’imbécile :

— C’est peut-être un mendiant.

— Allez le chercher.

Il entendit le pas d’Allday, si familier, puis un autre plus étrange qui lui rappela un vieil ami qu’il avait perdu de vue. Mais l’homme que fit entrer Allday lui était inconnu, tout comme son uniforme assez sommaire. Il lui demanda :

— Puis-je vous aider ? Je suis…

L’homme le regarda, hocha négativement la tête.

— J’sais ben qui qu’vous êtes, m’sieur.

Il avait un léger accent de l’Ouest, et sa façon de saluer en portant la main à son front trahissait l’ancien marin.

Mais cet uniforme, avec ses boutons grossiers en laiton, Bolitho n’avait jamais rien vu de pareil. Il lui proposa :

— Voulez-vous vous asseoir ? – et faisant un signe à Allday : Un verre pour… Comment dois-je vous appeler ?

L’homme s’installa maladroitement dans un fauteuil et hocha négativement la tête une seconde fois.

— Vous vous rappellerez pas, amiral. Mais mon nom est Vanzell…

— C’est pas vrai ! s’exclama Allday, c’est toi ? – il regardait de plus près l’unijambiste : Chef de pièce sur la Phalarope !

Bolitho s’agrippa au dossier d’une chaise pour essayer de remettre de l’ordre dans les pensées qui se bousculaient dans sa tête. Après toutes ces années, il ne comprenait pourtant pas comment il avait fait pour ne pas reconnaître le dénommé Vanzell. Dévonien comme Yovell. Cela remontait à plus de vingt ans, lorsqu’il était « bébé commandant », comme Adam allait l’être bientôt.

Les Saintes, que Godschale évoquait comme cela, en passant, comme un souvenir nostalgique. Les choses étaient très différentes pour Bolitho. La ligne de bataille étalée, le grondement roulant des canons, des hommes qui tombaient, qui mouraient, parmi lesquels son premier maître d’hôtel, Stockdale, qui essayait de le protéger. Il jeta un regard à Allday, il devinait à son visage que ce nom évoquait chez lui les mêmes souvenirs. Lui aussi avait été là-bas, victime de la presse, mais il s’en était sorti, et il était toujours avec lui, ami fidèle.

Vanzell voyait avec une certaine satisfaction qu’ils se souvenaient de lui. Il reprit :

— J’ai jamais oublié, vous savez. Comment qu’vous m’avez aidé moi et ma femme quand c’est qu’on m’a mis à terre après que j’aye perdu ma guibole, un boulet de ces Grenouilles. Vous nous avez sauvé la vie, ça c’est clair, amiral.

Il reposa son verre et le regarda, il avait l’air très décidé.

— On m’a dit comme ça qu’vous étiez à Londres, amiral. Alors j’suis venu. Pour essayer de vous rendre c’que vous avez fait pour moi et pour ma moitié, Dieu ait son âme ! J’suis tout seul à présent, mais j’oublierai jamais c’qui s’est passé après qu’cette bande de salopards i’nous ont ravagé l’pont, c’jour-là.

Bolitho vint s’asseoir en face de lui.

— Et que faites-vous donc à présent ?

Il essayait de dissimuler son inquiétude et la hâte qu’il avait de savoir. Cet homme, souvenir qui remontait du passé, cet homme avait peur. Pour quelque raison inexpliquée, il lui en avait beaucoup coûté de venir jusqu’ici.

— Je vais perdre mon emploi, répondit Vanzell – il réfléchissait à voix haute : Ils savent tous que j’ai servi sous vos ordres. Ils me pardonneront pas, non, ils me pardonneront jamais, jamais.

Il essayait de rassembler ses idées, regardait Bolitho d’un regard perçant.

— J’suis gardien, m’sieur, c’est tout ce que j’ai trouvé à faire. Ils ont plus de temps à perdre avec des pauvres bras cassés de mathurins – il prit le verre que lui tendait Allday d’une main tremblante, puis : J’suis employé aux Waites, m’sieur, ajouta-t-il d’une voix rauque.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Une prison, répondit sobrement Allday.

Vanzell avala son verre d’un seul trait.

— C’est là qu’ils l’ont mise. Je l’sais, parce que j’l’ai vue, et j’ai entendu ce que les autres racontent rapport à vous deux.

Bolitho sentait le sang lui monter à la tête.

Une prison. C’était impossible. Mais il savait pourtant que c’était bien vrai.

L’homme s’adressait à Allday :

— C’est un endroit infect, rempli de racaille. Des prisonniers pour dettes, des fous, un ramassis vous oseriez pas croire !

Allday jeta un coup d’œil en coin à Bolitho :

— Ah çà, pour sûr que j’te crois, matelot !

— Dites à la gouvernante qu’il me faut une voiture sur-le-champ. Savez-vous où se trouve cet endroit ?

Allday lui fit signe que non.

— Je… j’vous indiquerai, amiral.

— Bon…

Les idées de Bolitho s’éclaircissaient soudain, comme si on l’avait trempé dans de l’eau glacée. Il demanda à l’homme :

— Cela vous irait, de travailler pour moi à Falmouth ? Vous y auriez une chaumière…

Il détourna les yeux, incapable de soutenir ce regard plein de gratitude.

— Il y a là-bas un ou deux anciens de la Phalarope, vous vous sentirez chez vous.

Allday était revenu, endimanché dans sa veste bleue aux boutons dorés, une paire de pistolets dans une main ; il lui tendit sa vareuse.

— Vous commettez peut-être une erreur, sir Richard, dit-il en attachant le sabre.

— Pas cette fois-ci, mon vieil ami – et, le fixant longuement : Paré ?

Allday laissa l’homme les précéder vers une élégante voiture qui les attendait dehors. Les mêmes mots revenaient sans arrêt dans sa tête.

Elle ne s’était pas enfuie, elle ne l’avait pas abandonné.

La prison de Waites était au nord de Londres et, le temps d’y arriver, il faisait presque nuit noire. C’était un bâtiment sinistre, entouré de hauts murs, qui devait paraître dix fois pire en plein jour.

Bolitho descendit de voiture et ordonna à Vanzell :

— Restez ici, vous avez fait ce qui vous revenait – et rapidement, à l’intention d’Allday : Allons-y.

Il frappa à une lourde porte, qui, après une longue attente, s’entrebâilla de quelques pouces à peine. Un homme mal rasé, vêtu du même uniforme que Vanzell les observa d’un œil soupçonneux.

— Quoi ? Qui c’est qu’i frappe à c’t’heure ?

Il leva sa lanterne, et Bolitho en profita pour laisser son manteau glisser un peu et découvrir ses épaulettes dorées.

— Dites au gouverneur, ou à quiconque commande ici, que Sir Richard Bolitho désire le voir – et, devant les hésitations du bonhomme : A l’instant, ajouta-t-il brutalement.

Ils suivirent le gardien, qui par un chemin inégal et qui n’en finissait pas les mena jusqu’au bâtiment principal. Bolitho remarqua que l’homme boitillait : ils trouvaient bien évidemment plus économique de faire appel à d’anciens soldats ou marins mis à la retraite, songea-t-il amèrement. Encore une porte, une conversation à voix basse. Bolitho attendit dans une pièce, la main sur son sabre. Il entendait dans son dos le souffle rauque d’Allday.

Lequel Allday fut pris d’un hoquet lorsqu’ils entendirent un hurlement déchirant, suivi de cris et de bruits sourds qui se répercutèrent en échos dans toute la bâtisse. D’autres voix se joignirent au tintamarre, l’endroit était à vous glacer le sang. Des cris furieux, quelqu’un frappait une porte avec un objet lourd, puis tout retomba dans le silence.

La porte s’ouvrit, le gardien s’effaça pour laisser passer Bolitho. Le contraste était saisissant. Un mobilier de choix, un grand bureau jonché de dossiers et de documents, et un tapis qui faisait un effet insolite en pareil endroit. L’homme se leva pour l’accueillir. De petite taille et l’air avenant, la calvitie masquée par une perruque bouclée. Il faisait penser à un pasteur de campagne.

— Sir Richard Bolitho, c’est vraiment un grand honneur… – et, avec un rapide regard au cadran de la pendule – mais aussi une surprise, ajouta-t-il, l’œil amusé comme un enfant espiègle, à une heure aussi tardive.

Bolitho ignora la main qu’il lui tendait.

— Je suis venu chercher Lady Somervell. Je n’ai pas l’intention de discuter. Où est-elle ?

L’homme le regardait, incrédule.

— Vraiment, sir Richard, je m’en voudrais d’offenser un gentilhomme de votre qualité, mais je crains que vous n’ayez été victime d’une bien cruelle mystification.

Bolitho avait encore dans les oreilles ce cri terrifiant.

— Où la gardez-vous ?

Le petit bout d’homme se détendit un peu.

— Les fous, les simulateurs qui invoquent la folie pour éviter de régler leur dette à la société…

Bolitho fit le tour du bureau et dit doucement :

— Elle se trouve ici et vous le savez. Comment pourriez-vous détenir une femme de qualité dans cet endroit sordide et ne pas le savoir ? Je me moque du nom sous lequel on la connaît, je me moque de ce qu’on lui reproche. Si vous ne la relâchez pas, je veillerai à ce que l’on vous arrête et à ce que l’on vous juge pour complicité, pour avoir tenté de dissimuler un crime, pour avoir contrevenu aux devoirs de votre charge ! – et, posant la main sur la garde de son sabre : Je ne suis pas d’humeur à supporter d’autres mensonges !

L’homme essayait de gagner du temps :

— Demain peut-être, je pourrai voir…

Bolitho sentait un calme étrange l’envahir. Elle est ici. L’espace d’un instant, l’assurance de cet homme l’avait plongé dans le doute.

Il hocha négativement la tête.

— A l’instant même.

Demain, on l’aurait peut-être transférée ailleurs. Le pire pouvait lui arriver. Il ajouta sèchement :

— Conduisez-nous à sa cellule.

Le petit homme ouvrit un tiroir et jeta un léger cri d’effroi lorsqu’il vit Allday, qui avait réagi instantanément, sortir et armer son pistolet d’un seul geste. Les mains tremblantes, il tendit la clé.

— Je vous en conjure, soyez prudents !

Il était au bord des larmes.

Bolitho essaya de reprendre sa respiration, tandis qu’ils cheminaient dans un couloir faiblement éclairé. De la paille jonchait les dalles, l’un des murs suintait d’humidité. L’odeur était infecte. Crasse, misère, désespoir. Ils s’arrêtèrent après une dernière porte et le petit gouverneur lâcha dans un murmure :

— Pour l’amour du ciel, je ne suis pas mêlé le moins du monde à cette affaire ! On l’a confiée à mes soins, le temps qu’elle règle une dette. Mais si vous êtes bien certain que…

Bolitho ne l’entendait pas. Il colla ses yeux à une petite ouverture armée de gros barreaux que des milliers de doigts avaient usés et rendus tout lisses, et regarda.

Une lanterne de poudrière, avec sa grosse protection vitrée, dispensait sa lumière. C’était une vision de l’enfer.

Une vieille femme était appuyée contre un mur. Elle se balançait sans fin, un filet de bave s’échappait de ses lèvres tandis qu’elle se fredonnait une vieille chanson oubliée. Elle était répugnante, et son vêtement en lambeaux était souillé.

Catherine était assise de l’autre côté sur un petit banc de bois, jambes écartées, mains serrées entre ses genoux. Sa robe était toute chiffonnée, comme le jour où elle était passée à bord de l’Hypérion. Il vit qu’elle ne portait pas de chaussures. Ses longs cheveux, tout emmêlés, tombaient sur ses épaules nues et dissimulaient totalement son visage.

Lorsque la clé grinça dans la serrure et que Bolitho poussa la porte, elle ne fit pas un mouvement, ne leva même pas les yeux. Puis elle dit d’un filet de voix :

— Si vous vous approchez, je vous tuerai.

Il tendit les bras et répondit :

— Kate, n’ayez pas peur. Approchez-vous.

Elle leva la tête, chassa du dos de la main ses cheveux de devant ses yeux. Mais elle ne bougeait toujours pas, et l’on ne savait pas si elle l’avait reconnu. Bolitho se dit que tous ces événements terribles l’avaient rendue folle.

Puis elle se leva, s’approcha de lui à pas hésitants.

— C’est toi ? Est-ce vraiment toi ? Ne me touche pas, je suis trop sale ! s’écria-t-elle avec un mouvement de recul.

Bolitho la prit par les épaules et l’attira contre lui. Son premier mouvement de répulsion passé, elle fut prise d’une crise de sanglots, dont chacun lui était arraché par quelque souvenir atroce. Il sentait sa peau sous le dos de sa robe, qu’elle portait à même le corps, qu’elle avait glacé en dépit de cet air fétide, immobile. Il l’enveloppa dans son manteau, si bien que l’on ne distinguait plus à la lueur vacillante des lanternes que son visage et ses pieds nus.

Elle aperçut le gouverneur dans l’embrasure, et Bolitho la sentit qui tentait de s’échapper. Il ordonna :

— Découvrez-vous en présence de ma femme, monsieur ! – il n’éprouvait nul plaisir à voir la terreur se peindre sur les traits de l’homme. Ou, par Dieu ! menaça-t-il, je vous en demanderai raison !

L’homme s’éclipsa, laissant sa coiffure quasiment balayer le sol.

Bolitho la guida le long du couloir. Quelques pensionnaires les regardaient passer devant les portes de leurs cellules, les mains agrippées aux barreaux comme des pinces. Mais, cette fois, personne n’émit le moindre cri.

— Et tes chaussures, Kate ?

Elle se serra contre lui, comme si le manteau était capable de la protéger de tous les dangers.

— Je les ai vendues pour acheter de quoi manger – et, levant la tête : Ce ne sera pas la première fois, dit-elle en le regardant intensément, que je marche nu-pieds.

Ce courage soudain la rendait encore plus fragile.

— Allons-nous vraiment sortir d’ici ?

Ils atteignirent le lourd portail ; elle aperçut la voiture, avec les deux chevaux qui piaffaient. Elle lui dit :

— Je saurai me montrer forte. Pour toi, Richard !

Puis, apercevant une silhouette cachée dans l’ombre à l’intérieur, elle lui demanda, soudain inquiète :

— Qui est-ce ?

Bolitho la serra le temps de la laisser se calmer. Il répondit :

— Un ami. Un ami qui savait qu’on avait besoin de lui.

 

A l'honneur ce jour-là
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